Londres, capitale de la restauration en Europe?

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Le mégalopole britannique ne cesse d'attirer de nouveaux talents dans ses cuisines. Pour promouvoir une nouvelle gastronomie globale, mais aussi un savoir-faire typiquement français qui ferait presque de la concurrence à Paris.

Tony Blair, l’ancien Premier ministre de Sa Majesté, proclamait fièrement que Londres, dès les années 1990-2000, était devenue la métropole reine de la bonne chère sur le vieux continent avec pas moins de 70 nationalités culinaires –du Bangladesh à l’Irak en passant par les gastronomies japonaise, indienne, chinoise, la cuisine britannique en plein boom, l’italienne très tendance et la cuisine française bien implantée, célébrée, étoilée par le Michelin de Grande-Bretagne. Alain Ducasse gère lui-même trois restaurants dans les beaux quartiers de Londres et ce n’est pas fini.

Au fait, que dit le Michelin anglais 2015? Les deux seuls trois étoiles de Grande-Bretagne –Alain Ducasse au restaurant chic du Dorchester et Gordon Ramsay au 68 Royal Hospital Road– offrent des préparations de style français. Le chef anglais, multi-étoilé, star de la télévision et du Gordon’s Gin a été formé par les frères Roux à Londres au Gavroche, double étoilé, et chez Guy Savoy à Paris où il a pompé la quasi-totalité de ses plats –il s’en est vanté sans biaiser.

Parmi les neuf tables à deux étoiles, le Gavroche de Michel Roux junior, Hélène Darroze auConnaught, palace des rois et du général de Gaulle, Pierre Gagnaire au Lecture Room du Sketch près de Mayfair, Philip Howard au Square, Arnaud Bignon au Greenhouse… panachent les techniques françaises, les influences et produits anglais: la sole de Douvres, l’agneau de pré salé, le porc fermier et sa sauce à la menthe et le pudding en baisser de rideau. À l’Atelier de Joël Robuchon, deux types de cuisine, une seule étoile.

De nouvelles tables dans le vent

Il faut savoir que le guide rouge répertorie 69 restaurants français, 56 italiens, 74 britanniques, 27 japonais et 127 de cuisine dite moderne où se mêlent saumon fumé, sushis, currys, soupes chinoises, tartares de poissons, caneton à l’orange, apple pie et tiramisu –incroyable Tour de Babel culinaire. Les modes alimentaires à Londres relèvent de la tyrannie domestique.

Cela dit, l’essor de la restauration londonienne ne faiblit pas. Le dîner dans une table dans le vent (Sexy Fish) reste le premier loisir de la jeunesse dorée et de la gentry. Il n’y a pas de crise larvée comme à Paris. Les chefs en quête d’indépendance et les investisseurs créateurs d’adresses new look se disputent les bons emplacements dans les artères principales. Les tables italiennes pullulent, tout le monde ici mange des spaghettis industriels, des pizzas réchauffées et des salades grecques. Il s’ouvre un restaurant tous les deux jours à l’ombre de Big Ben et souvent de forte capacité d’accueil –300 places façon la Coupole ou le Pied de Cochon, c’est courant.

Salle de restaurant Les 110 de Taillevent © Anne-Emmanuelle Thion

Le problème majeur reste la formation en zig zag des personnels en toque ou en salle –il y a peu d’Anglais dans les brigades. La France à Londres a la chance insigne d’avoir eu Michel et Albert Roux, propriétaires heureux du Gavroche et du Waterside Inn sur la Tamise, à Bray-on-Thames –et vingt autres adresses– qui ont transmis les techniques justes des cuissons, l’éducation du bon, le style français à des centaines de cuisiniers dont la quasi-totalité des étoilés britanniques –un vrai miracle!

Au 110 de Taillevent, la succursale londonienne de la brasserie du VIIIe arrondissement de Paris, il y a 21 cuisiniers dirigés par les chefs Robert Panek et Raphaël Grima, élève de l’ex-étoilé parisien Gérard Besson –et pas un seul Britannique. Derrière les fourneaux, au garde-manger, aux poissons, à la viande, aux desserts, des toqués polonais, hongrois, canadiens à qui il faut inculquer la gestuelle d’un chef digne de ce nom: la propreté, l’hygiène, les saveurs et le respect des produits.

Trois ans de formation minimum pour savoir cuire un risotto al dente, pour découper un carpaccio de Saint-Jacques, pour lier une sauce Périgueux, un beurre blanc aux échalotes grises et réussir la purée robuchonienne. Des restaurants comme le 110 de Taillevent sont d’authentiques écoles de cuisine, bien plus efficaces qu’un apprentissage en institut hôtelier. Et que de déboires chez ces marmitons attirés par l’émission télévisée «Top Chef», la notoriété des chefs stars, les mythes vivants comme Ducasse, Robuchon, Alleno, Gagnaire, des modèles de succès planétaire. Mais Dieu qu’il est ardu de dresser une salade niçoise dans les règles et trancher un poulet de Bresse, une épreuve pour les débutants au piano.

Le champagne coule à flots

En cela, le défi des trois frères Gardinier en implantant une annexe gourmande à Londres dans une ancienne banque a été de restituer la tradition française dans sa vérité, telle qu’elle est, illustrée par le chef Émile Cotte, disciple d’Alain Solivérès, double étoilé au Taillevent de Paris: le pâté en croûte moelleux (12 livres), le foie de canard mi-cuit (14 livres), le ravioli de langoustine au basilic (12 livres), le turbot au beurre blanc (59 livres) le rarissime vol-au-vent financière aux crêtes de coq (24 livres), la sauce Grand Veneur pour le gibier (24 livres), le tournedos de bœuf Angus, 800 grammes, sauce béarnaise (75 livres), sans parler des macaronis farcis au jambon, emmental et champignons (8 livres) plébiscités par les clients français (300.000 compatriotes à Londres), de fins becs nostalgiques du répertoire parisien.

Foie gras de canard confit, raisins blancs et noirs Alain Ducasse at The Dorchester © Pierre Monettade

Pour l’heure, quelques semaines après son lancement –et de bonnes critiques des grands journaux et périodiques– le 110 de Cavendish Square a été accueilli par les gourmets de Londres comme un grand restaurant, bien loin d’une brasserie, aux dizaines de vins associés aux mets, de 3 à 74 livres le verre de Chevalier Montrachet 2006 du Domaine Leflaive. Les mangeurs britanniques dépensent en moyenne 120 à 140 euros par tête contre 70 à 80 euros à Paris.

Oui, Londres demeure la capitale des leveurs de coude et des palais assoiffés, 30 millions de bouteilles de champagne décalottées par an!

Le pari risqué –et très coûteux– des frères Gardinier paraît gagné. La suite? «Quand on réussit à Londres, on peut conquérir le monde», souligne Laurent Gardinier, rassuré par l’excellente fréquentation du 110. À quand New York, le rêve de tout restaurateur français?

Restent dans la cité de Dickens des maîtres du plaisir de bouche comme l’Aquitain Pierre Koffmann, ancien chef des frères Roux, titulaire de trois étoiles à l’ex-Tante Claire dans les années 1980, «un des cuisiniers les plus fêtés de Londres», écrit le Michelin anglais 2015. Ce prince du cassoulet est revenu aux fourneaux dans l’autre restaurant du Berkeley, en lisière de Hyde Park, où il mitonne des plats du terroir ancestral comme le pied de cochon, la choucroute, les tripes (quelquefois), les volailles françaises, le porc fermier, le divin soufflé à la pistache, une gâterie délicieuse réclamée depuis l’époque de la Tante Claire à Hospital Road (c’était la tata de Pierre Koffmann).

«Luxe, extravagance»

À côté d’Hélène Darroze, la fée du foie gras des Landes, du caviar et de l’Armagnac, double étoilée au très policé Connaught, Pierre Gagnaire a conquis le vaste public de foodistes curieux d’innovations culinaires concoctées dans un hôtel particulier d’une étonnante élégance, tableaux non figuratifs, plafond sculpté, vaste salle à manger où le chef stéphanois fait délivrer une partition sophistiquée en petites portions d’une rare délicatesse : la truffe du Périgord en quatre variations, le poulet de Bresse crémé et parfumé au diamant noir (49 livres) à la Lecture Room de l’étage. Un très bon rapport prix plaisir, de 35 à 53 livres au déjeuner, une affaire à Londres où il faut se méfier des coups de fusil.

Vol-au-vent au 110 de Taillevent © Anne-Emmanuelle Thion

Si le Gavroche à Park Lane, mené par le longiligne marathonien Michel Roux junior, fils d’Albert, septuagénaire actif dans une kyrielle de restaurants français de Londres et d’Écosse, est devenu une institution de haute cuisine (mousseline de homard au champagne et caviar), Alain Ducasse a offert les trois étoiles au beau restaurant du Dorchester, propriété du sultan de Brunei. «Luxe, extravagance et élégance de la salle à manger», écrit le dernier Michelin à propos du meilleur restaurant de Londres côté assiettes de cuisine française contemporaine, service de grand style, décor aux teintes gris clair et larges baies sur les arbres de Hyde Park: de la beauté offerte aux bienheureux convives.

Présent au Dorchester au moins une à deux fois par mois afin de tester les plats de saison (gibier l’hiver, truffes noires), le landais, monégasque selon le vœu du prince Albert, conçoit les préparations de son chef Jocelyn Herland, formé au Louis XV de Monte-Carlo, privilégiant des assiettes classiques reposant sur la noblesse des produits agrémentés d’accompagnements logiques: les noix de Saint-Jacques au caviar Kaviari de Jacques Nebot, le foie gras de canard confit aux raisins blancs et noirs, le très goûteux sauté de homard aux quenelles de volaille truffées et pâtes artisanales, un pur chef-d’œuvre, les belles langoustines d’Écosse, brocoletti, amandes fraîches, le filet de bœuf Rossini jus Périgueux, la côte et selle de chevreuil Grand-Veneur au céleri, et pour conclure, la glace fondante au chocolat noir, une merveille de saveur cacaotée, issu de la Manufacture parisienne d’Alain Ducasse que l’on peut associer au fameux baba au rhum comme à Monaco (et à Paris).

Ce récital envoyé par 20 cuisiniers pour 100 couverts par jour combine la rigueur la plus stricte et des saveurs envoûtantes: sauces, apprêts, présentations et des goûts bouleversants de justesse. Ici, le raffinement des plats est l’alpha et l’oméga des assiettes, ce qu’elles doivent être dans leur vérité.

Le couronnement Ducasse

Aucun restaurant de Grande-Bretagne (35.000 couverts par an) n’atteint ce niveau d’excellence et de perfection simple, dénuée de tout artifice: c’est la civilisation de la table à la française célébrée par les confrères en toque du Français, le deus ex machina dont le sens des goûts, le savoir-faire, l’expérience transmise à sa brigade de cuisine et de salle font merveille dans ce palace cher à la gentry londonienne. La cérémonie du thé dans le salon Promenade reste un «must». Réservation obligatoire.

Pour Ducasse, Londres est une sorte de couronnement dans sa fulgurante carrière. Comme au Plaza Athénée dirigé par François Delahaye, directeur général de Dorchester Collection (10 grands hôtels dans le monde), le Landais s’est vu confier au début 2015 la modernisation raisonnée du Grill du Dorchester, une adresse icône (1931) du Londres historique: la soupe de homard bleu (26 livres), les goujonnettes de sole tartare (17 livres), le saumon écossais au beurre blanc (26 livres), l’Angus sauce bordelaise (46 livres). Tout cela est découpé à la voiture (trolley) et achevé par le soufflé au chocolat, une première au Dorchester.

The Dorchester

Au Bulgari, palace aux lignes pures, tout près d’Harrods, Ducasse a repensé la carte du Rivea (Riviera en génois) où voisinent les ritournelles de la Botte et les influences méditerranéennes du Landais vacciné à l’air de la Grande Bleue.

Trois restaurants à Londres, l’art de se régaler façon Ducasse connaît une remarquable expansion hors des frontières françaises. Ce chef inépuisable, «un Titan», a écrit le New York Times, se prépare à ouvrir un Benoît sur le modèle du bistrot étoilé parisien proche de l’Hôtel de Ville. Où s’arrêtera le génial fils de la fermière des Landes?

Sélection de restaurants à Londres

Alain Ducasse au Dorchester

• Park Lane, Hyde Park Corner. Tél.: +44 20 7629 8888. Menus au déjeuner à 55 livres, 95 livres (trois plats) et 110 livres. Au verre, champagne Bruno Paillard (21 livres), Langoa Barton 2004 (28 livres), Mouton Rothschild 1998 (111 livres), Château d’Yquem 26 millésimes, Château de Fargues 3 millésimes. Très belle place accordée aux grands Sauternes. Fermé samedi midi et dimanche. Chambres à partir de 350 livres, petit déjeuner sur la Promenade à 34 livres.

Le Gavroche

• 43 Upper Brook London. Tél.: +44 20 7408 0881. Menu au déjeuner à 55 livres. Carte de 65 à 150 livres. Fermé samedi et dimanche.

Hélène Darroze au Connaught

• Carlos Place. Tél.: +44 20 7107 8880. Menus à 30 et 92 livres. Fermé dimanche et lundi.

Pierre Gagnaire au Sketch, The Lecture Room and Library

• 9 Conduit Street. Tél. : +44 20 7659 4500. Menus à 35 et 95 livres. Carte de 97 à 130 livres. Fermé dimanche et lundi. Dîner aussi à la Gallery.

110 de Taillevent

• 16 Cavendish Square. Tél.: +44 20 3141 6016. Carte de 45 à 65 livres. Vins au verre en accord avec les mets, Chablis 2009 de Raveneau à 15,50 livres, Pauillac du Château Latour à 26 livres. Pas de fermeture.

L’atelier de Joël Robuchon

• 13-15 West Street, Soho près de Leicester Square. Tél.: +44 20 7010 8600. Le répertoire à l’anglaise du maestro multi-étoilé. Grand menu (139 livres). Carte de 35 à 109 livres selon les plats. Pas de fermeture.

The Grill au Dorchester

• Park Lane. Tél.: +44 20 7317 6531. Un aperçu de la tradition culinaire britannique. Carte de 50 à 80 livres.

Rivea du Bulgari par Alain Ducasse

• 171 Knightsbridge. Tél.: +44 20 7151 1025. Menu au déjeuner à 35 livres. Carte de 25 à 42 livres.

Nicolas de Rabaudy


Deborah Goldwicht